samedi 28 novembre 2015

♪ 39 : La Couleur des Cauchemars des Papillons Éphémères Absents

Pomegranates de Nicolas Jaar est un bel album hétéroclite. À l'origine, c'était des pistes créées par l'artiste sans aucun lien entre elles, mais après avoir vu The Colour of Pomegranates, film soviétique expérimental-poétique-symbolique sorti en 1969, l'artiste y a retrouvé des thèmes qui l'inspiraient pour sa propre musique depuis un moment… Du coup, il a bricolé une bande son non officielle.

Ça ne ressemble pas à une bande son classique, c'est trop étrange pour être tout à fait de l'ambient, ce n'est pas vraiment un collage non plus, il y a autant d'acoustique que d'électronique là-dedans, je crois bien que c'est inclassable. Ce qu'il ressort de ce disque pour moi, c'est une légère mélancolie contemplative et curieuse, qui laisse souvent la place à des moments de bonheur ou, plus souvent, d'étonnement pur face à une étrangeté presque magique. L'album enchante autant qu'il prend à rebrousse-poil ; Jaar ne recule pas devant le bruitisme ou les dissonances, mais toujours avec une belle sensibilité. C'est un périple sonore qui ne ressemble à aucun autre à ma connaissance.

Quelque chose me gênait dans l'album précédent de l'artiste, Space Is Only Noise : c'était de la microhouse sans en être tout à fait, un disque intéressant et original mais un peu gris et froid ; avec des rythmes mais assez peu entraînant, difficile à suivre. Pomegranates par contre, j'aime beaucoup. Il vient davantage du cœur j'ai l'impression, et ces chemins tortueux-là sont plus agréables à parcourir.

Vous pouvez télécharger l'album ici (oui, c'est gratuit, merci monsieur Jaar !) — regarder le film original ici — et regarder le film synchronisé avec la bande son de Jaar là.




The Patient de Joseph Clayton Mills est une pièce acoustique semi-improvisée qui se base sur les derniers instants de la vie de Franz Kafka, atteint de tuberculose du larynx. Ça a été Kafka, ça aurait pu être quelqu'un d'autre… Ne pouvant parler, Kafka communiquait en écrivant des notes de manière plus ou moins laconique ; Joseph Clayton Mills a interprété ces phrases pour en faire des instructions musicales et donner une musique entièrement figurative, narrative, concrète.

La musique est minimaliste, calme, et se focalise sur les sons avant tout, des instruments médicaux et des objets divers plus que d'instruments. Même des grincements stridents prennent un aspect musical dans le contexte stérile dans lequel ils sont présentés, à la manière d'un débris sale sur un pédéstal blanc dans un musée. Il y a quelques mélodies et instruments classiques aussi, des mélodies au piano et à la clarinette qui apportent une chaleur ambiguë… En écoutant The Patient, on peut avoir l'impression d'être allongé(e) sur une table d'opération, où l'on ne verrait qu'un ou deux instruments utilisés par les médecins à chaque fois — puis parfois dans une chambre d'hôpital, l'ennui en moins. Seulement les passages significatifs. Jamais la douleur ou l'inquiétude ne sont mises en musique, on est ici aux antipodes de l'expressionnisme. On ne peut même pas parler d'atmosphère glauque ou oppressante, elle est ici aussi neutre et claire que possible ; la narration musicale semble parfaitement objective et détachée, et elle n'en est pas moins marquante.

J'ai d'abord écouté la musique seule, sans lire ni interpréter, et elle m'a beaucoup plu — au niveau esthétique, elle est irréprochable. Mais après avoir lu le livret qui l'accompagne, elle prend une autre dimension.




Sur Lullabies & Nightmares de Justin Walter, il y a des synthés lo-fi, du minimalisme mélodique, des rythmes entraînants. L'artiste est trompettiste avant tout (il joue dans un groupe de jazz qui s'appelle Nomo — pas encore écouté), mais s'il y a bien des sons cuivrés sur quelques pistes, ici c'est surtout une sorte de synthétiseur analogique à vent (un bidule nommé “Electronic Valve Instrument”) dont il joue, accompagné par un percussionniste.

Je ne sais pas si c'est volontaire, mais cette musique me rappelle les musiques électroniques des débuts, ce que pouvaient faire Laurie Spiegel (que j'ai aussi beaucoup écouté ce mois-ci) ou, par moments, Brian Eno. Elle a une certaine candeur aussi : ce sont des morceaux cool improvisés avec des moyens réduits, souvent plus pop qu'expérimentaux dans l'esprit — ce qui est peut-être la seule chose que je reproche à ce disque tout à fait sympathique.




Triple Mania II de Crash Worship est un album qu'on m'avait vendu comme étant de l'industriel ou du noise rythmique, du coup je m'attendais à quelque chose de glauque, de sombre, de nihiliste… Tu parles ! Crash Worship, c'était un groupe carnavalesque qui faisait des rythmes dansants et accompagnait ça selon l'humeur du moment, selon les pistes ça pouvait ressembler à du rock psychédélique, des musiques de danse traditionnelles, du tribal ambient, des trucs un peu expérimentaux pas tout à fait définis, peu importe. Quand c'est sombre, c'est juste un masque parmi d'autres.

En concert ils venaient avec des danseurs pyrotechniques, ils pouvaient balancer de la gelée, de la fumée, du faux sang ou de la crème chantilly sur les gens, bref, c'était un joyeux bordel. On peut se faire une idée des spectacles sur Youtube.




Mince alors. Je ne m'explique pas pourquoi, en 2008, j'avais tant aimé The Horse, the Rat and the Swan de Snowman — et pourquoi je l'ai laissé de côté si longtemps ensuite, sans écouter Absence, leur dernier album sorti en 2011. J'ai bien fait de m'y remettre en tout cas. L'impression que j'avais eue à l'époque se confirme de nouveau : Snowman, c'est un peu comme Liars mais en mieux, avec une qualité plus constante en tout cas, et en plus intense !

(Impression tout à fait faussée et subjective d'ailleurs vu que Liars est plus expérimental et beaucoup plus rythmique que Snowman sur Absence, et beaucoup moins féroce et noir que Snowman sur The Horse, the Rat and the Swan. Mais quand même, ils ont des éléments en commun.)

The Horse, the Rat and the Swan, c'est un disque de post-punk avec une atmosphère noire mais brûlante, qui commence par des cris et des percussions endiablées puis compose joliment entre chansons rageuses, plus atmosphériques ou accrocheuses. C'est un album remarquable, presque un sans-faute.

Absence, c'est un album d'angoisse liquéfiée qui devient belle. Je ne sais pas vraiment quel genre c'est : rock atmosphérique, voire post-rock ? Peu importe en tout cas. C'est un album plus homogène que le précédent, sans violence, mais avec de très belles chansons. Quel dommage qu'ils se soient séparés après celui-là !




… Bon, To Pimp a Butterfly, j'en parle ou pas ? Tout a déjà été dit sur l'album le plus populaire de cette année, non ?

Pour essayer d'être concis malgré tout : c'est un album carrément ambitieux par un mec qui semble se prendre à la fois pour le Martin Luther King et pour le Malcom X du hip hop, avec du jazz, des influences soul et funk (plus au niveau sonorités qu'au niveau groove), moins de tubes que sur son album précédent mais aussi plus d'originalité. To Pimp a Butterfly a de très grandes qualités, c'est un album marquant qui fera date dans l'histoire du genre — mais (album conceptuel de hip hop de 80 minutes oblige ?) il y a quand même des passages lourdingues qui plombent un peu le tout. Ils ne sont pas si nombreux que ça, mais ils se remarquent.

Voilà, de toute façon si vous n'aimez pas le hip hop il y a peu de chances pour que vous aimiez ce disque, si vous vous y intéressez un minimum c'est un album qu'il faut avoir écouté. Pour ma part, j'aime pas Kanye mais j'aime ce que fait Kendrick.




J'ai entendu parler de Takumi Ogata en tombant sur un post où il montrait un instrument qu'il a créé.

Ça a piqué ma curiosité, j'ai voulu écouter ce qu'il faisait.

Ben ça déchire pas mal, ce qu'il fait ! Une musique intense et solennelle, qui utilise des éléments de noise et d'ambient avec mélodies, rythmes et structures claires. Le mois dernier, je disais que le dernier Pedestrian Deposit était excellent mais aurait gagné à ne pas se limiter à une structure de deux pistes pour deux faces de vinyle. Cet EP (intitulé Confrontation and Rebirth) est presque une réponse : il partage nombre des qualités de The Architector mais en plus construit, plus rationnel, moins sauvage. Je recommande vivement.




Toujours avec les mêmes genres, toujours en format court et toujours de cette année, il y a Utsuroi de Kazuma Kubota, qui associe plus directement les extrêmes : ambient paisible et noise sur les deux premières pistes, sur la troisième un rythme constant, des semi-mélodies et du bruitisme en arrière-plan. Tout repose sur le contraste mais ça fonctionne particulièrement bien, ces sentiments simultanés de puissance chaotique et d'espace harmonieux.

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