mardi 4 août 2015

Mon ami le lapin m’avait donné rendez-vous à l’aéroport de Sasporville. C’était une journée ensoleillée, normale, ou il y avait de la pluie peut-être mais aucune importance — mes pilules faisaient effet et je voyais la journée comme ensoleillée. Mon ami le lapin est aussi mon collègue et nous nous occupons de relations internationales pour une entreprise de coussins motorisés qui fonctionnent à l’huile. C’est un travail très inintéressant. Bref, Anatole Coccycose (le nom de mon ami lapin) m’avait donné rendez-vous exactement devant la boutique de chaussures duty-free de l’aéroport de Sasporville, pour s’y entretenir avec la vendeuse dans le but de négocier un accord qui aboutirait potentiellement à la vente de nos coussins motorisés de petite taille dans les chaussures pour améliorer le confort pédestre des concitoyens prenant l’avion. Idée stupide, pensais-je, mais bon.


Sasporville se trouvait à sept
kilomètres d’ici, que je dévalai allègrement et fièrement à bord de ma voiture postcylindrée tout en écoutant de la musique polyrythmique ; arrivé à l’aéroport, la piste n’était pas finie et je me mis à faire des tours en rond dans le parking jusqu’à ce qu’elle finisse ; c’est là que je vis que cet aéroport avait quelque chose de bizarre. Le rez-de-chaussée était complètement délabré, en travaux ou en ruines, mais les autres étages étaient rutilants, d'une belle architecture moderne. Après la fin de la piste et quelques engueulades avec les gardiens du parking qui me réprimandaient parce que je tournais en rond comme un imbécile, intrigué, je me dirigai vers l’entrée de l’aéroport. Elle se trouvait en hauteur et un escalator ultra-moderne m’invitait à « Bienvenue à l'aéroport de Sasporville. Veuillez préparer vos bagages et votre carte d'identité. »
Les autres personnes alors se mirent à emballer leurs bagages dans des sacs transparents hermétiques. Ne comprenant pas, je décidai de faire comme eux au cas où et emballai mon attaché-case contenant mes échantillons de coussins motorisés. À l’arrivée de l’escalator, une hôtesse demandait aux gens de bien vouloir lui donner leurs bagages ; je n’y prêtai pas attention jusqu’à ce que mon tour arrive et là, à ma grande surprise, je la vis balancer mon attaché-case par la fenêtre, où il fut mangé par le soleil.


Je me dis que peut-être mes pilules avaient des effets secondaires et décidai de prendre un café pour me remettre. La machine à café, hélas, ne proposait que du “café égoïste”, du “café capitaliste”, du “café de la terreur” ou du “café apathique”. Le “café des artistes” était en rupture de stock depuis des années. Je grommelai et appuyai sur un des autres boutons au hasard. La machine se mit à bourdonner et me servit un café dont la qualité gustative était en rapport avec mon salaire mensuel. Le gobelet était en plastique bleu, le genre fin qui brûle un peu les doigts sans être inutilisable ; lui aussi en rapport avec mon salaire mensuel, sans doute. Histoire de me changer les idées, j’appuyai sur un autre bouton de la machine au hasard. Tout de suite après, je me demandai « Mais pourquoi je fais ça, moi? », puis je me rendis compte que j'avais appuyé sur le bouton “décollage”. Effectivement, un avion venait de décoller. Je m'amusai à rappuyer dessus : pouf, à chaque fois un avion décollait. Comme c'était amusant ! Hélas, un vigile finit par m'arrêter et m’ordonna d’arrêter tout de suite sous peine d'amende de deux mille dollars pour décollage d’avions intempestif aléatoire par machine à café interposée. N'ayant que des euros sur moi et aucun dollar, j'obtempérai.

Je me dirigai alors vers un autre distributeur et achetai un “jus d’orange normal”. La machine me servit un jus d’orange juteux et jaune-orange. Il avait un aspect de jus d'orange. Il avait un goût de jus d’orange. Cette normalité rassurante me procura un certain réconfort. Je bus le jus d'orange et jetai le gobelet dans la poubelle adjacente. Après quoi, le gobelet vide resta dans la poubelle. Ce jus d’orange était tellement normal que c'en était épatant ! J’en repris un autre. Satisfait, je me dirigai vers le bureau des renseignements et demandai à la jeune femme qui se trouvait là (Naoko K., s'appelle-t-elle), avec ses cheveux roses et ses boucles d’oreilles holographiques :



— Bonjour mademoiselle, savez-vous où se trouve le magasin de chaussures duty-free de l’aéroport?
— Excusez-moi monsieur, mais je ne peux pas vous donner ce renseignement!
— Pourquoi donc?
— Mes yeux sont en grève et ils ne fonctionnent plus !
Diantre ! Et pourquoi font-ils grève ?
— Par solidarité avec ma jambe qui dort. Du coup je ne vois plus rien, il faut que j'attende que ça passe. À moins que…
— Oui ?
— Dites, vous ne voudriez pas aller m'acheter une paire d'yeux de remplacement ? Ils sont en vente à la boutique d'objets divers, à droite au fond du couloir de gauche. En face du magasin de choses et autres, qui se trouve à gauche au fond du couloir de droite (les deux se rejoignent).


J'entrai donc dans la boutique d'objets divers. Les clients étaient tous des crocodiles qui semblaient très intéressés par les bouteilles de larmes. J'achetai une paire d'yeux de remplacement couleur mûre, qui se trouvaient être en soldes à -200%. On me donna donc vingt-cinq dollars ainsi que les yeux, ce qui était une bonne affaire. Trop bonne pour ne pas être suspecte, en fait. J’interrogai la vendeuse à ce sujet, et ce qu’elle me répondit me désempara : le patron, qui n’était autre que le fameux Odilon Pulchrastine, économiste devenu fou à la suite d’un accident de billard, voulait être à la ruine pour pouvoir pleurer sur son sort et ainsi remplir de nouvelles bouteilles de larmes à vendre. Sinon, il risquait d'être en rupture de stock de larmes et de perdre encore davantage. Tout cela était très calculé. Je réfléchis à la non-absurdité potentielle de cette affaire et revins donner ses yeux à la demoiselle du bureau des renseignements, qui s'appelait Naoko L. cette fois-ci.


— Merci ! Je vous dois combien ?
— Euh… moins vingt-cinq dollars, lui répondis-je en lui donnant l'argent.
— Alors… la boutique de chaussures se trouve… entre le vingt-cinquième étage et le huitième sous-sol, compartiment nord-nord-est, allée C, colonne B, chemin des Pourpurniers, prenez l’ascenceur numéro 4 et arrêtez vous au troisième étage, prenez la troisième à droite, la deuxième à gauche, la cinquième à gauche, la porte verte, l’ascenceur rouge, étage E, le couloir 25 F, la porte D 45, le couloir qui descend, l’escalier F, la troisième porte à gauche et la porte bleue !



Il est vrai que cet aéroport était plus grand que ce dont j’avais eu l’impression à présent. Heureusement, ma mémoire était excellente ; je me rappelerai donc que j'avais déjà oublié le début et lui demandai de m'imprimer tout ça.




Hélas, le temps de suivre toutes ces instructions, de me faire contrôler et recontrôler, déshabiller et rhabiller, d'enlever les objets liquides, métalliques, toxiques ou antipathiques de mes poches, de passer par le détecteur d'objets oblongs puis par celui d'objets spongieux, de répondre à trois questionnaires et six contrôles de passeports et cartes d'identité, j'arrivai en retard — Anatole était déjà parti. Impatient, ou bien attiré par une lapine. Tant pis ! Je revins flirter avec Naoko M. Mais j'avais perdu ma feuille de directions et je me perdis dans le labyrinthe de couloirs. Le temps d'arriver, l'aéroport était déjà en train de fermer pour la nuit. Tant pis, je camperai là, pensai-je.


Une heure plus tard, l'aéroport se mit à ronfler, ce qui était désagréable et m'empêcha de dormir moi-même. Je retournai donc à la boutique d'objets divers pour voir si un objet ne m'aiderait pas à m'endormir. Rien. Au magasin de choses et autres, par contre, je vis que l'on vendait les coussins motorisés de notre entreprise. Ils sentaient un peu l'huile, quand même.

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